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Friday, February 04, 2011

Mr William Faulkner par Mr Edouard Glissant



Le vertige Faulkner [par Edouard Glissant]
[03/02/11 à 11h13] On apprend à l'instant la mort, à l'âge de 82 ans, du grand écrivain martiniquais Edouard Glissant, ce 3 février 2011 à Paris. Il avait rendu ce puissant hommage à William Faulkner dans les pages du «Nouvel Observateur» en 1995. Où l'on voit que le théoricien du «Tout-Monde» était, aussi, un grand lecteur

Il fallait Edouard Glissant, l'auteur de «Tout-monde», qui publiera à la fin de l'année chez Stock un essai, «Faulkner, Mississippi», pour plonger dans l'univers foisonnant du plus vertigineux romancier américain

Il aura fallu longtemps pour qu'on cesse de voir en William Faulkner, par exemple en France, un romancier rural américain, ou un expérimentateur continuant Joyce, ou un «écrivain du Sud», qu'on rapprochait vaguement de Caldwell, de Steinbeck ou de Hemingway, mêlant ainsi Deep South, Far West, Middle West et tant d'autres lieux mythiques des lointains Etats-Unis.

Lui qui a découvert que le comté de Yoknapatawpha, délimité au sud par la rivière du même nom et au nord par la Tallahatchie (noms indiens, noms primordiaux), comté imaginaire créé par lui, était juxtaposable à son double réel, le comté de Lafayette, Mississippi, et Jefferson à Oxford, et les Sartoris aux Falkner, et qui a donc fouillé ce terreau: mêlant le passé au présent, les «grands bois» sauvages aux domaines cultivés, et distinguant là les petits-blancs, les noirs, les familles aristocratiques à l'agonie, les contes et légendes des origines, les récits de cette guerre de Sécession qui n'avait pas su comment se faire gagner; les mélangeant avec les contenus des registres d'esclaves, les cahiers de comptes des boutiques de plantation, les bibles chiffonnées qui s'ouvrent à la même page, les lettres honteuses rangées dans les bahuts des hautes demeures.

William Faulkner donc, qui naquit en 1897 d'une famille blanche à vrai dire assez peu commune mais dont l'historiographe aurait pu «dégager» le modèle, aussi rapproché que possible de celui des familles du Sud esclavagiste: un arrière-grand-père officier des armées de la Confédération? de préférence colonel, c'est le grade qui semble le plus prestigieux en la matière? et qui, lui ou un de ses fils, faisait fortune dans les chemins de fer ou dans toute activité rétribuée (banque, loi, location de chevaux) qui ne portât pas trop à déchoir. Famille qui, bien entendu, ne manquait pas d'esclaves. Et dans le modèle traditionnel, les oncles, au long des générations, se signalent par leurs excentricités, duellistes fous, amants malheureux, maris outragés, meurtriers comme par obligation, et les tantes, vieilles filles dévouées à l'éducation ou au gardiennage de leurs neveux, par une patience silencieuse et intraitable.

Mais, pour Faulkner, l'arrière-grand-père Falkner résumait tout cela: colonel déchu de son grade par les hommes de son régiment et qui en fonde un autre, écrivain («la Rose blanche de Memphis»: on eût dit le titre d'une nouvelle de William), meurtrier, «inventeur» d'une ligne de chemin de fer, assassiné enfin. Le premier modèle était à demeure, pour ainsi dire sous la main.

Faulkner ira au bout d'un autre modèle, en ce qui le concerne: poète volontiers débraillé, «feignant» (c'est-à-dire en même temps le plus paresseux et le plus actif d'apparence possible), déjà ivrogne avant d'avoir avalé son premier verre, mais il ne faut pas exagérer, Faulkner plongera dans la soûlographie exactement comme il s'enfermera dans ses fameux silences, bohème littéraire et tout le toutim, y compris l'obligé voyage initiatique en Europe, «l'Après-Midi d'un faune», dont on voit ce qu'il prétend exprimer (de Verlaine à Mallarmé), dont le mérite sera de provoquer plus tard le déploiement de «l'Après-Midi d'une vache», remplaçant ainsi la convention littéraire la plus guindée par la clameur de la bête la plus folle, la plus réelle, la plus irréelle qui fût, et les premiers romans, qu'on pourrait dire psychologiques, encore inclinés à persuader le lecteur, encore attachés à «expliquer», mais il ne faut pas exagérer, le lecteur ne va pas opposer à fond ces ouvrages à ceux qui suivirent, il y a là déjà les ruptures, les brutales implosions qui parcourront l'oeuvre.

Faulkner visionnaire, qui abandonna donc la «littérature», ses pompes et ses conventions (puisqu'il devenait clair qu'il n'était pas doué pour ce jeu), et se consacra au dur travail de divination du réel, remplissant son comté imaginaire d'une population atypique, pourtant si proche de ses modèles. Atypique, tout simplement parce que nous, lecteurs, partageons l'ignorance de ces personnes évoquées (et de celui, l'auteur, qui les évoque) sur ce qui les fait agir de manière si incompréhensible, du moins selon toute logique simplement humaine ? ou selon toute règle proprement romanesque.

Toute l'oeuvre est décidée à partir d'un a priori incontournable, d'une question en vertige: comment éclairer les «commencements» du Sud, cet accaparement de la terre par des blancs venus d'Europe et à vrai dire de nulle part, tous en proie à une violence irrépressible, qui n'avaient certes pas le droit d'acheter ces «grands bois» aux derniers Indiens, gardiens de la terre, lesquels n'avaient certes pas le droit de les leur vendre? A quoi s'ajoute une autre question (lancinante pour le puritain Faulkner): comment comprendre la «damnation» du Sud? Est-elle liée à l'obscur enchevêtrement de l'esclavage, de ses racines, de sa tourmentée histoire?

A partir de quoi, au moins trois considérations permettront d'approcher cette oeuvre.

1) Il n'y a pas de réponse donnée à ces questions primordiales. Elles restent questions, non explicites et non résolues. Ce qui mène à constater, d'une part, que l'oeuvre se révélera infinie: elle ne se bloquera dans aucune «réponse» ou solution; d'autre part, que les personnages de ces romans ne seront pas des «types», déterminés par d'éventuelles réponses a priori de l'auteur, mais des personnes en proie à la béance, à une sorte de suspens de l'être, à un non-devenir, à un différé malheureux, violemment et sauvagement vécu ou réprimé par elles. Ces personnes ne sont en rien sujettes à ces questions, elles en vivent pourtant le vertige. L'impossible condition du comté (la non-réponse aux questions primordiales) en fait un absolu: un lieu de la contradiction sans remède, où l'humaine condition est, non pas à étudier, mais à interroger. Pourquoi il n'y a pas chez Faulkner de science du personnage, cette prétendue épaisseur du récit, mais un vertige de personnes, éclatant et irrémédiable.

2) La technique de cette littérature, son écriture aussi bien que ses structures seront aussi en différé (on a parlé d'une écriture en oblique), par quoi Faulkner suspend la rigoureuse loi du récit, telle qu'elle s'est imposée aux littératures traditionnelles de l'Occident, porte plus avant (dans cette béance, dans ce suspens) l'art ordinairement conclusif des «monologues intérieurs» et des explorations de conscience.

3) L'auteur, alors qu'il «organise» son oeuvre à l'ombre de ces questions a priori, auxquelles il n'apporte aucune réponse, s'en tient pourtant, dans sa vie comme dans ses convictions, à une solidarité sans failles avec la réalité ainsi questionnée, même si c'est au prix d'«injustices», et même là où cette réalité est inacceptable. Car si Faulkner s'était désolidarisé de ce réel du Sud, s'il avait porté jugement et établi des conclusions, la question a priori n'aurait plus eu de sens et l'oeuvre se serait réduite à un constat «réaliste» et sans écho.

Le vertige faulknérien grandit donc de cette profération inlassablement débattue ou sous-entendue: où est la légitimité originelle absolue de tant d'audace avortée, de grandeurs inutiles, d'autant de misérables existences, tragiques ou mesquines, du Sud? Paysages, guerres, lignées, exactions, et toute cette masse de personnes qui apparaissent dans le maelström, et qu'on ne saurait absolument pas ramener à la convention de personnages, de personnages de roman, de personnages de roman traditionnel, psychologique ou social, de roman témoin, de roman reflet, etc., sont là pour témoigner de ce vertige questionnant, le signifier et peut-être en révéler des réponses possibles, elles aussi tourbillonnantes, tout en différant à l'infini leur formulation.

Obstiné à ce travail, William Faulkner séparera absolument son oeuvre de sa vie quotidienne: ce sera pour lui le seul moyen de tenir. Il doit et il veut «participer» (à la vie du Sud), il doit et il veut «élucider» (disons, la problématique du Sud). Les deux fonctions sont solidaires et incompatibles. William Faulkner entre silencieusement en haute et puissante schizophrénie. «Absalon, Absalon!» est l'exemple le plus accompli de cette technique en différé dont nous parlons ici et, par là même, le livre qui en ce siècle a porté le plus avant un dépassement insondable des structures ordinaires du récit. Comme dans «Sartoris» (pour la famille du même nom), comme dans «le Bruit et la Fureur» (pour la famille Compson), il s'agit d'une véhémente tentative, par Thomas Sutpen, de fonder un domaine, une lignée, une dynastie, et de l'échec lamentable et tragique qui s'ensuit. Car si les Sartoris et les Compson ont au moins pu établir, même si c'est de manière éphémère, leur lignée, Sutpen est l'exemple de la malédiction «immédiate».

La technique de Faulkner, pour approcher cette «histoire», est de s'appuyer sur un «courant continu de conscience modifiée», passant de monologues intérieurs aux commentaires effarés de ces monologues, de protagonistes questionnants à des spectateurs-témoins, tous «contaminés» les uns par les autres, et par ces révélations en différé qui les rapprochent sans répit d'une vérité impossible: comme un fleuve de perceptions et de sensations, illuminé d'éclairs et de ténèbres, et pratiquement ininterrompu. On découvre d'abord que Judith, la fille de Sutpen, ne peut pas épouser Charles Bon qu'elle a rencontré à La Nouvelle-Orléans, parce que Bon est le fils de Sutpen, né d'un premier mariage en Haïti. Le différé joue et redouble lorsqu'on comprend que la cause infranchissable d'un tel impossible n'est pas en réalité l'inceste (à quoi le vieux Sutpen eût peut-être consenti), mais une mésalliance, un métissage innommable: car en vérité Bon, malgré toute apparence, a du sang noir par sa mère. Sutpen les avait tous deux répudiés après avoir découvert la vérité. Henry, le frère de Judith, tuera Bon son demi-frère à la grille du domaine.

D'autres différés portent sur la nature particulière des relations entre Judith et Henry, Bon et Henry (amorce d'inceste fraternel, tentation de l'homosexualité). L'échec est celui de la filiation, menacée et pervertie par l'intrusion du sang noir. L'impossibilité, celle de fonder lignée et d'en garantir la légitimité. Tout sera consumé quand une fille de Sutpen, qu'il a eue d'une esclave noire et que par conséquent il ne considère pas comme sa fille, mettra le feu au domaine, après que Sutpen eut été assassiné. La fondation est impossible. La désaffiliation s'impose, par la menace et la réalité de l'inceste et du métissage, et elle jette à bas la légitimité de cette possible lignée. Mais la désaffiliation, c'est aussi la descendance par les noirs, c'est la famille étendue à l'africaine, laquelle triomphe à la longue de la famille de caste des blancs.

Ces caractéristiques de l'impossible fondation (l'errance, la malédiction) convoquent le peuple du comté, tout en le laissant libre de tout apparent stigmate. L'habitant ordinaire de Jefferson, Yoknapatawpha, n'est apparemment pas plus tragique ni prédéterminé que l'habitant ordinaire d'Oxford, Lafayette. C'est ce qui nous charme et nous emporte dans le texte faulknérien: nous savons où il nous mène et nous différons sans cesse de le savoir. C'est aussi ce qui fait que les commentateurs de Faulkner frappent avec une si rare intuition aux mêmes vantaux essentiels: la descendance, la perdurabilité, le vertige du temps et de la mémoire, etc. Oui. Faulkner est un lieu commun de la pensée-monde.

D'avoir à recomposer les «causes premières», avec et en même temps que les personnes posées dans l'?uvre, avec et en même temps que l'auteur, rend le lecteur intelligent et intuitif. Tous ceux qui ont parlé de cette oeuvre ont été touchés par cette grâce stupéfaite et divinatoire, qui est précisément d'avoir à remonter aux questions primordiales, où sont cachées les «causes».

L'art de différer intervient aussi au niveau de la phrase, dans les partis pris d'écriture. On dispute à Oxford, Mississippi, un joute annuelle de rédaction de «faux Faulkner», et les amateurs s'y appliquent à pasticher ce qu'ils croient avoir surpris de ce «style». Ces contrefaçons font parfois ressortir quelques-uns des traits de l'écriture faulknérienne: la dérobade, l'accumulation, la répétition, procédés qui servent tous au lancinant différé (de la révélation, de la vérité, de la conviction) et qu'il serait impossible de détailler dans un article tel que celui-ci. Je signale le constant «non seulement... mais» qui a fait pencher la parole de Faulkner sur tant d'abîmes.

Non seulement ce que vous voyez, mais ce que vous avez envie, et tout autant peur, de voir; non seulement la terre labourée, épuisée par l'acharnement de l'homme, mais l'image de la terre jadis immobile intouchée, drapée de ses grands bois inviolés.

On s'aperçoit qu'il ne s'agit pas là seulement de style, mais d'un renouvellement des modes mêmes de l'écriture, qui pourra valoir dans tout autre langue que l'anglo-américain. Voilà pourquoi les admirables traductions en langue française, si elles laissent sans doute perdre un peu du grenu du langage (paysan ou aristocratique) du comté, contribuent si fortement à mettre en lumière les structures et les intentions de l'?uvre. La trame du différé est translinguistique.

«Lumière d'août», que beaucoup tiennent pour un des ouvrages les plus importants de Faulkner, et «les Invaincus», la geste de la guerre de Sécession vue et vécue par des acteurs et des témoins le plus souvent innocents (jeunes garçons inconscients, vieilles dames intrépides), appartiennent au monde du comté, alors que «Pylône» en dessine déjà les lointains: villes fatales, déracinement misérable, technologies mortelles. «Lumière d'août» conte en parallèle, mais de manière bien moins systématisée que les histoires dupliquées dans «Palmiers sauvages», la quête de Lena Grove, en errance d'un Etat sur l'autre, Alabama, Mississippi, Pennsylvanie, et la double malédiction du révérend Hightower en proie au démon et du mulâtre Christmas, en révolte contre lui-même. Sombre et radieuse lumière du pays parcouru avec une lenteur de tragédie et, en ce qui concerne Lena Grove, avec une sérénité qu'on hésiterait à dire paysanne.

William Faulkner, sans doute conscient de ce qu'il était, malgré Proust et malgré Joyce - ou à cause d'eux -, est le plus grand écrivain de notre temps, celui qui avait le plus à révéler de son lieu, incontournable et impossible, et de la relation de ce lieu à la totalité-monde. Oublions les analyses et les gloses, entrons dans l'oeuvre, nous n'en sortirons pas indemnes, mais à coup sûr rassasiés de ce rare plaisir - un vertige de littérature.

Edouard Glissant

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