Pékin
Tous les matins à 8 h, qu'il pleuve, qu'il vente, qu'il gèle ou qu'on étouffe, de petits groupes de retraités convergent vers un coin du parc Jingshan, paradis de verdure au coeur de Pékin, derrière la Cité interdite. L'endroit, toujours le même, est un terre-plein recouvert de dalles niché sous l'ombre salutaire des branches, à une centaine de mètres de l'arbre historique auquel s'est pendu le dernier empereur de la dynastie Ming. Ils posent leur sac sur les margelles en pierre, se saluent et commencent à tourner en rond.
En marchant à grands pas, ils font quelques mouvements, se rafraîchissent d'un éventail, entonnent une chanson ou scandent des poèmes en choeur. En fait rien de très poétique : le thème est toujours le même, les bienfaits de l'exercice pour la santé. C'est un peu répétitif, mais ça donne du coeur à l'ouvrage. A 9 h, le groupe s'arrête. On s'égaille, on sort le Thermos de thé vert pour papoter.
L'auteur de ces chansons et "poèmes" est un homme aux cheveux blancs coupés en brosse, vêtu d'un T-shirt de volontaire des JO, Ma Mingqi. Chauffeur d'autobus, Ma Mingqi a pris sa retraite en 1991, à 60 ans, et s'est demandé ce qu'il allait faire. "L'idée m'est venue spontanément quand j'ai vu tous les gens comme moi qui n'avaient rien à faire", raconte-t-il en épongeant la sueur de son visage. Il a commencé à retrouver régulièrement sept amis dans le parc Jingshan pour faire des exercices physiques, puis a couché "deux phrases" sur du papier, qu'il a proposées à ses compagnons.
Encouragé par leurs réactions, il a donné libre cours à sa veine littéraire ; depuis, il a même fait un livre, qu'il nous montre fièrement, orné de sa photo - plus jeune - en couverture. La notoriété de Ma Mingqi, au moins dans le parc, a attiré les enthousiastes : "A un moment on a été plus de 80, dit-il. Le plus âgé a 89 ans." Inévitablement, à cet âge, le groupe voit régulièrement disparaître l'un ou l'autre de ses participants.
"On se serre les coudes, dit une charmante vieille dame, qui évente M. Ma avec application pendant qu'il nous parle. Moi, je viens de perdre mon mari, et le groupe m'a beaucoup soutenue." D'ailleurs, les membres du groupe de M. Ma ne se contentent pas de marcher en rond le matin : "On a organisé des voyages à Hongkong, à Macao. Pas encore à l'étranger, c'est un peu compliqué..."
RESTER SEUL ? HABITER AVEC LES ENFANTS ? ALLER EN MAISON DE RETRAITE ?
Un peu partout dans les parcs de Pékin, aux premières heures du jour, les vieux se retrouvent pour chanter ou danser. En Chine, la retraite arrive tôt : 50 ans pour les femmes, 55 ans pour les hommes dans le secteur manufacturier, 55 ans et 60 ans dans les services. "La main-d'oeuvre, ici c'est pas ce qui manque", rigolent-ils si on s'en étonne. En quelques années, la question cruciale se pose vite : rester seul ? Habiter avec les enfants ? Aller en maison de retraite ?
Le débat agite beaucoup les familles en Chine et les médias s'en font l'écho. Une émission récente, à la radio de Tianjin, à une centaine de kilomètres de Pékin, posait la question très franchement : "Si on met les parents en maison de retraite, est-ce contraire à la piété filiale ?" La piété filiale est une des grandes valeurs de Confucius qui reviennent en force.
Traditionnellement dans la société chinoise, les diverses générations de la famille cohabitent, mais comme partout la vie moderne remet cette organisation en question. Les jeunes, notait l'animateur de l'émission, travaillent beaucoup, "ils sont débordés et ils ont la famille sur le dos" : les personnes âgées choisissent la maison de retraite, mais les enfants, souvent, s'y opposent. Pourquoi ? Et de raconter l'histoire de M. Zhang, 80 ans passés, cinq ans de maison de retraite. Après sa retraite, M. Zhang a quitté la ville et est retourné à la campagne pour vivre avec son fils et sa belle-fille. Mais la vie rurale ne lui allait plus ; il s'est inscrit dans une maison de retraite. Aussitôt, la rumeur a couru dans le village qu'il partait parce que son fils et sa belle-fille le maltraitaient. Le fils l'a imploré de revenir chez lui... M. Zhang a dû faire la tournée des voisins pour leur expliquer.
"Il faut comprendre les vieux : s'ils veulent aller en maison de retraite, c'est pour ne pas être une charge", explique un internaute anonyme dans un forum de la section "Sentiments", sur le portail Tianya. Le problème, c'est qu'il faut les trouver, ces maisons de retraite. Rien qu'à Pékin, indique la presse locale, 15 % des personnes âgées, soit 300.000 personnes, souhaitent aller en maison de retraite, mais il n'y a que 30.000 lits disponibles.
"Mon père est tombé dans l'escalier, dit une autre internaute. Il ne peut plus rester chez nous. On a visité des maisons de retraite, mais elles ne sont pas terribles, celles qui sont bien sont très chères. Souvent, les vieux sont plusieurs par chambre. Si on veut une chambre simple ou double, il faut payer un supplément. Les frais s'additionnent, et on arrive vite à 3500 yuans (350 euros) par mois", c'est-à-dire bien plus que le salaire moyen. "On a fini par trouver la solution : on a acheté un appartement près de chez nous et on a embauché une infirmière."
"Dans les films, les maisons de retraite, c'est super, il y a des jardins, les vieux se promènent au milieu des fleurs... mais combien de temps nous faudra-t-il pour arriver à ce niveau-là ? Cinq ans, dix ans ? Comment va-t-on financer ça ?"
C'est bien ce qui préoccupe Li Baoku, vice-ministre des affaires civiles. Invité en mai à s'exprimer devant le Women's Forum Asia à Shanghaï, le responsable a brossé un tableau désespéré de la situation, et surtout de l'avenir, du troisième âge en Chine.
11,6 % DE LA POPULATION CHINOISE A PLUS DE 65 ANS
Au coeur du problème se trouve la structure démographique du pays, avec une pyramide des âges qui évolue de manière très inquiétante, en raison de la politique de l'enfant unique, instaurée en 1979 et qui vient d'être reconduite. La Chine compte aujourd'hui 153 millions de personnes de plus de 65 ans, soit 11,6 % de la population. Ce chiffre augmente de 3,3 % par an. Autrement dit, en 2030, 31 % des Chinois - près du tiers - auront plus de 65 ans. "La Chine a mis cinquante ans à vieillir, alors qu'il a fallu plus du double à la France et à la Grande-Bretagne, poursuit M. Li. Ce rythme de vieillissement de la population est sans précédent dans le monde. En 2050, la Chine aura 100 millions de personnes âgées de plus que l'Inde."
A Shanghaï déjà, les deux tiers des dépenses médicales sont consacrées aux personnes âgées. La question du financement des retraites est donc cruciale. Or, admet le vice-ministre, "le taux de natalité diminue, en raison du contrôle des naissances. Nous avons maintenant des familles nucléaires avec quatre grands-parents, deux parents et un seul enfant : cette structure est complètement à l'envers ! Après 2020, nous aurons plus de vieux que d'enfants. En 2020, 64 personnes actives travailleront pour 18 enfants et 18 retraités. En 2050, 53 personnes actives travailleront pour 31 retraités et 16 enfants : la pression est énorme".
Et de toute évidence, en matière de prise en charge des personnes âgées, la Chine n'est pas prête. "Les besoins sont bien supérieurs à ce que nous pouvons assurer pour le moment, reconnaît encore le vice-ministre. En Occident, 5 à 7 % des personnes âgées sont en maison de retraite ; en Chine moins de 1 %." Les autorités s'orientent en priorité vers les soins à domicile, sollicitent les temples bouddhistes pour aider à la prise en charge des vieillards, recherchent l'expertise des pays européens.
La directrice philippine d'une école qui forme à Manille des infirmières destinées à travailler à l'étranger nous raconte qu'elle a été invitée par des municipalités chinoises, intéressées par la formation qu'elle dispense pour les services de gériatrie et les maisons de retraite.
A la campagne, la situation n'est guère plus brillante : les travailleurs migrants laissent derrière eux des vieillards, des femmes et des enfants. Beaucoup de personnes âgées, succombant à la dépression et à la solitude, se suicident. Selon M. Li, "le taux de suicide parmi les vieux en Chine est quatre à cinq fois supérieur au reste du monde".
Au parc Jingshan, Zhang Jinghui, 82 ans et vingt-deux ans de retraite derrière lui, refuse de broyer du noir. Bon pied bon oeil, ancien cadre dans une maison d'édition du Parti, il a quatre enfants et quatre petits-enfants - l'isolement ne le guette pas. Le spectacle des JO le comble : lui qui a connu, au XXe siècle, les "humiliations" infligées à son pays, notamment par le Japon, considère qu'il vit aujourd'hui "la période la plus heureuse" de la Chine.
Sylvie Kauffmann
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